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Politik manje moun : comprendre le mot « manje » en Haïti


Si on ne mange pas, on meurt. Tout le monde mange. Peu importe ce qu'on mange, l'essentiel, c’est de manger. Le « manje » joue un grand rôle dans la société haïtienne comme dans la vie de chaque individu évoluant au sein de cette société. Que signifie alors le « manje » dans la société haïtienne ? Quel est son rôle ? Comment mange t-on en Haïti ? ".


Définitions de « manje ».

Le « manje » fait partie du folklore haïtien. Le folklore est formé de deux mots selon Jean PRICE-MARS: « folk » qui signifie peuple et « lore » qui signifie savoir. (PRICE-MARS, Jean. Ainsi parla l'oncle, ed. 1928, pp. 293.) Le folklore comprend les poésies populaires, les traditions, les contes, les croyances, les légendes, les superstitions, les usages, les devinettes, les proverbes, enfin tout ce qui concerne les nations, leur passé, leur vie, leurs opinions. (PRICE-MARS, Jean. Ainsi parla l'oncle, ed. 1928, pp. 293.)

Le « manje » : « m-an-j-e » en créole, est un mot polysémique. C’est ce qui nous empêche de donner une définition hâtive. Les mots ont leurs significations et parfois peuvent présenter beaucoup de subtilité. Cette dernière est plus importante dans la langue créole. Encore que la société haïtienne et tout (culture, les traditions, les contes, les croyances, les légendes, les superstitions, les usages, les devinettes, les proverbes, etc.) ce qui en découle est un mélange des différents apports qu’ont effectués les différentes nations (les 21 nations ayant été transportées sur l’île de St-Domingue. présentes à St-Domingue). Le « manje », après sa signification ordinaire, a d’autres définitions. Selon Maximilien LAROCHE, « manje » signifie à la fois bâfrer, tuer et faire l'amour. (LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.)

En ce qui concerne le mot « bâfrer » qui signifie « manger avidement et avec excès » selon Larousse 2015, il a pour synonyme en créole: tifle, goudoufle, gobe, vale, rafle, etc. « Manger avidement et avec excès » sous entend qu'il y avait un manque. Et pendant ce moment de manque il y avait de grandes souffrances. Mais lorsque vient le moment de manger, les affamés profitent de prendre le maximum possible. Pour le mot « manje » dont l'équivalent est « tuer », on l'utilise surtout en politique. Vous avez l'habitude d'entendre que « la Politique est mangeuse d'hommes ». Un adversaire (politique) se fait manger par celui d'en face, car il constituait un réel obstacle. Mais, en politique il ne s'agit pas seulement d'une mort physique. On l'utilise aussi pour la mort d’idées d'un politique. Ce mot a pour synonyme en créole: elimine, kraze, voye nan peyi tèt san chapo, detri, kofre, toufe, tiye (touye), voye l al bwachat, etc. Il est aussi égal à « faire l'amour », avoir des rapports sexuels. Il a pour synonyme: kraze, koke, boule, konyen, etc. Les gens disent souvent: "mwen sot manje fanm nan"; "mwen manje bouch li". Lorsque l'envie de faire l'amour attaque ceux et celles qui sont habiles en ce domaine, ils disent souvent: "mwen anvi manje ou"; ou "mwen santi m ta manje ou".

La place du mot « manje » dans la Société haïtienne.
La société haïtienne est basée sur le « manje » (dans tous ses aspects), s’il est permis de commencer ainsi. Selon le sociologue Claude SOUFFRANT, Haïti est une société de faim. (LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.) Ce qui va suivre concerne le « manje » sous l'aspect « bâfrer » selon le sociologue. Il nous dit : « la culture haïtienne est faite dans une condition de rareté ; la rareté économique qui est la base de cette société ne laisserait pas intact le domaine culturel ». Les raretés de « manje », de liberté, et autres ont favorisé des luttes qui aboutissent à l'indépendance. Maintenant, la rareté d'écoles réserve l'enseignement à 30% de privilégiés. La faible diffusion de l'énergie électrique... ( LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.)

Les moments de sous consommation ont joué et jouent encore un grand rôle dans la production de vivre et dans la manière de manger en Haïti. Non seulement la majorité des haïtiens cherche à consommer les plats faciles (fast-food en anglais), mais aussi à consommer le peu que possible afin de « sere pou demen », car « nou pa konn kòman demen ap ye ». C’est ce qui explique la consommation du spaghetti tout au long de la journée et les « pen ak dlo sikre ». La faim ronge la société haïtienne.  « Nou vle manje ». Et notre société ne nous offre pas la possibilité de combler notre faim. Il nous faut « manje », sinon la mort va nous « manje ».  Pour combler ce manque, les haïtiens ont recours à l’émigration.

La misère (Extrême pauvreté, pouvant aller jusqu'à la privation des choses nécessaires à la vie selon Grand Robert), est l’une des principales causes de l’émigration haïtienne. L’haïtien sans terre et sans emploi est un être aux abois qui, après avoir en vain cherché à survivre dans son pays, le fuit pour n’importe où en quête d’une vie meilleure. (BARROS, Jacques. Haïti de 1804 à nos jours, Ed. L’Harmattan, Paris, 1984, p. 133, (486).) Certains haïtiens laissent donc le pays pour trouver un emploi, pour poursuivre leurs études et pour trouver plus de sécurité. Ils laissent le pays pour aller « manje » ailleurs car la quantité de « manje » disponible ne suffit pas pour tout le monde en Haïti. La faim qui ronge notre société et le besoin de « manje » sont présents dans tout ce que nous faisons.
Beaucoup de textes ecrits par des haitiens relatent l’aspect « manje ». C'est le cas dans « Compère général Soleil » de Jacques Stephen Alexis, dans lequel tout le monde fuit Hilarion qui était faim (grand goût) comme une bête ; on demande à tout le monde de fermer leur porte, d'y mettre des cadenas car Hilarion ne va rien laisser. (LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.) C'est aussi le cas dans « Gouverneurs de la Rosée » de Jacques Roumain. Dans ce roman, le village de "Fond Rouge" était ravagé par la faim, car l'eau n'y avait pas fait acte de sa présence depuis plus de 70 ans ; la poussière était les seules vivres que cette terre produisait. (ROUMAIN, Jacques. Gouverneurs de la Rosée, 1944, pp. 172.) Beaucoup d'autres ouvrages parlent du "manje": « vengeance de mama » et « Marilisse » de Frédéric MARCELIN, « Romulus » de Fernand HIBBERT, « Ti Sentaniz », « J'ai vengé la race », « Leya Kokoye », de Morice SIXTO, « l'Hymne national de la République d'Haïti », « la Constitution de la République », etc. Dans tous ces textes et dans beaucoup d’autres, on nous montre qu’il faut manger, car la faim nous dévore et va nous « manje ». Le « manje » est omniprésent dans la vie de l’Haïtien. Celui-ci partage son « manje » afin d’augmenter les grains de son grenier.
Au moment de la moisson pour les protestants, des « manje » (fruits et argent) sont offerts à l’Eglise afin que les donneurs puissent bénéficier de la bonne grâce du Dieu Tout Puissant. C’est la même pratique pour les catholiques, sauf que les « manje » sont offerts aux Saints au moment de leurs fêtes. Sans oublier les dimes, les collectes de chaque jour des Eglises. Les vodouisants, eux, donnent des "manje" aux Loas et aux pauvres durant des cérémonies de vodou. Mais rien ne réglemente ce partage de « mange ». Il n’y a pas réellement une réglementation du manje.

On fait tout sans une réelle mesure en Haïti, malgré le comportement de toujours conserver quelque chose pour le lendemain. Et ce qui est choquant, c’est que nous, Haïtiens, croyons toujours que « mesurer » est notre premier acte. Faisant face à la rareté, la société haïtienne ne se base pas sur des normes ; ou du moins les normes existent, mais ne sont pas respectées. L’Haïtien n’est jamais exact dans ses actions.Les principes causent problèmes en Haïti. La société haïtienne ne respecte pas les normes, même celles les plus simples. Nous achetons et vendons sans mesures réelles. L’achat et la vente s’effectuent par « ponyen », « gòdèt », « lo »ou « kannistè », de sortes que nous mélangeons litres et galons, mille et kilomètres ; résultat: il faut toujours un « degi », un « ranje », si bien qu'on ne sait jamais d'avance à quoi s'attendre. (LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.) Les normes formalisent une société. Il nous faut les respecter pour avancer.
 
Le libertinage, l’impunité et l’injustice qui frappent le pays depuis environ trente (30) années ne cessent de nous surprendre. Chacun fait ce que bon lui semble. Étant sous la dictature, le peuple se voyait limiter dans son droit. Il avait une faim de liberté. A la chute des Duvalier, on profite de jouir au maximum de cette liberté. Les maux que nous subissons sont le résultat de nos « manje », car « nou manje mal ». Nous « manje » sans produire. Le courage nous manque. Nous « manje » des mets importés à defaut d’une production effective. Il peut être exposé qu’à la place de production, l’importation est préférée. Ces « manje » importés ne nous donnent pas assez de force. Ils nous détruisent.
Le « manje » outil de changement
Les « manje » qui nous intéressent et qui sont importants sont celui qui est l'équivalent de « faire l'amour » et celui qui signifie « bâfrer ». Mais pour ce dernier, il faut l'atténuer; c'est pourquoi nous disons « manje » égale manger tout simplement. Jadis, les haïtiens mangeaient en commun. Mais ce comportement se perd. Il se perd pour plusieurs raisons : tout le monde se méfie de tout le monde; personne ne respecte plus personne; et chacun cherche à préserver le peu qu'il a. Le retour à un véritable partage, comme c’était auparavant, permettra une vie meilleure. Car les uns auront la chance de combler les vides des autres.
Manje: faire l'amour n'a plus le même sens qu’autrefois. Maintenant, il y a tellement de brutalité dans les rapports sexuels. Tout le monde essai de satisfaire sa propre personne. Pourtant c’est un acte de partage. « Je te donne, tu me donnes », le « ban m, m va ba ou ». « Ban m, m ap ba ou ; me bòl mwen ! » (Carnaval de l’orchestre Tropicana d’Haïti). Il y a tellement de choses qui ne sont plus à leurs places en ce moment. Ce qu'il faut c'est partager. Il faut accepter le partage.  Faire l'amour ou « manje », c'est se mettre en accord avec l'autre, partager nos désirs, échanger nos sexes, sentir le désir de l’autre tout en le comblant, etc. le manje ne concerne pas exclusivement l’Homme ou les Haïtiens.

Chez certains animaux, on trouve la présence du « manje ». Et ceux-là nous enseigne une bonne leçon de partage et de sacrifice. Après avoir « manje » sexuellement l'araignée femelle, l'araignée mâle s'offre comme « manje » (nourriture) pour être « manje » par la femelle en vue de fortifier ses enfants. Il n’est nullement enseigner ici, pour un homme, d’être la nourriture d’un autre. Ce qu’il faut considérer, c’est l’esprit de partage et l’entraide qui devrait régner entre tous.
En guise de conclusion, « manje » est appréhendé suivant (3) trois acceptions : manger simplement en lieu et place de bâfrer, tuer et faire l’amour. La société haïtienne, étant basée sur la rareté, doit combler les vides existants. Les « manje » sont très limités. Certains d’entre nous sont obligés de quitter le pays. C'est la raison pour laquelle le partage est important. Il faut partager le « manje » signifiant faire l’amour et le « Manje » caractérisant « manger tout simplement ». Le partage est important pour Haïti. Le partage est nécessaire. Il faut, après tout, bien « manje ». Ce qui constitue une autre source de débat car il faut savoir comment « manje ».

Peterly Pierre
Tel.: (+509) 4837-1066
Mail: peterlypierre007@gmail.com

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