- Par Dadjena Joseph
Je suis sur le point de craquer. J’ai besoin de
m’exprimer. Prendre le risque de m’exposer au jugement des autres est un luxe
que je ne peux m’offrir. Trop de honte à dire mon nom, mon seul identifiant est
à présent, La Damnée. C’est peut-être insensé que je me fasse appeler ainsi.
Mais bon, le but n’étant pas de débattre sur la manière de me faire appeler,
revenons à ce qui me préoccupe vraiment.
Je viens d’une contrée non loin du port fictif. Dans ma
famille, on vivait, certes modestement, mais heureux. Jusqu’au jour où mon père
décida de nous quitter. Quand au motif de son départ, je n’en sais rien. Tout
ce que je sais c’est qu’il n’était plus là. Je n’avais que cinq ans quand il
est parti. J’ai vaguement son souvenir en mémoire. Ce dont je me rappelle
surtout, ce sont ses manières de nous mettre ma sœur et moi, en concurrence
pour tout : pour aller lui chercher ses paires de bottes préférées, par
exemple, il fallait me dépêcher pour être celle qui les lui rapporte. Sinon, je
perdrais la gourde avec laquelle je m’achèterais un « sapibon » au passage du
marchand. Après son départ, ma sœur Marielle et moi étions dévastées. Les
séances d’éternelles compétitions de mon père nous manquaient à un point tel
que nous nous sommes souvent inventées des situations nous obligeant à
concourir, une façon pour nous de revivre les instants passés avec lui. Pendant
les vacances d’été, chacune s’arrangeait pour faire en sorte que ce soit sa
poupée la mieux coiffée, la mieux habillée, au pire, la mieux nourrie. Au
final, on faisait appel à l’un des domestiques pour juger nos travaux. La
gagnante pouvait exiger de l’autre toutes les corvées dont elle en aurait
envie…Bref !
Deux ans après le départ de mon père, ma mère décida de
déménager et de tout vendre pour effacer toute trace lui rappelant la présence
de mon père. Parler de papa était devenu un sujet tabou à la maison. Qui ose en
parler était soumise à des sanctions qui variaient en fonction de l’humeur de
ma mère. On pouvait être soit fouettée, soit mise à genou, entre autres.
N’étant pas habituée à pareille situation, ma sœur et moi envisagions à
plusieurs reprises de nous enfuir de la maison ou encore d’aller habiter chez
des familles qui nous rappelaient la nôtre telle qu’elle a été avant. Mais à la
vue du traitement infligé, très souvent, aux « ti sentaniz », on a dû s’enlever
pareilles idées en tête.
Si à l’époque je considérais ma mère comme une mauvaise
mère, à présent, je me rends compte que tout ce qu’elle faisait était dû au
fait que l’absence de mon père l’avait dévastée. Mais pas qu’elle ne nous
aimait pas. Ma ressemblance avec mon père était frappante, mon visage lui
rappelait surement celui de mon père. Avec l’âge, j’ai compris que, dans l’état
où l’absence de papa laissait maman, elle aurait pu être atteinte de démence.
Ce n’était plus la jeune maman belle, souriante et chaleureuse qui nous berçait
chaque soir avant notre sommeil. Celle que j’avais devant moi était une
inconnue au visage familier. Le vide laissé par l’absence de mon père, la
nouvelle attitude de ma mère, sans parler de notre déménagement pour une autre
ville, nous arrachant de l’endroit où notre père, ma sœur et moi partagions nos
petites combines, alimentaient notre chagrin.
La nouvelle ville était plus chaleureuse, la circulation
plus dense, il y avait dans la végétation, une sorte d’harmonie, reflétant une
beauté extraordinaire qui capte l’attention. Devant une telle beauté, Marielle
et moi étions séduites. Cependant, en dépit de l’admiration que nous portions à
cet endroit, j’avais comme un creux au fond de moi, quelque chose qui
m’empêchait de me sentir bien dans ma peau. Nous habitâmes une maison qui
longeait la côte de marabout. De ma chambre, je pouvais admirer la beauté de la
mer avec un bleu azur qui laisserait n’importe qui ahurissant. Comparée à mon
ancienne maison, celle-ci était une guérite, néanmoins jolie et très
confortable. Ce qui me plaisait surtout dans cette maison était le son des
vagues que le calme de la nuit emportait jusqu’ à ma chambre.
Parlant de ma chambre, il faut dire qu’elle était d’une
forme ovale, les murs peints en blanc, des meubles anciens rappelant l’époque
coloniale et quelques photos de familles exposées sur ma table de chevet. Par
photos de famille, il y a lieu de préciser que sur aucune d’entre elles mon
père ne figurait. Vous pouvez déjà imaginer pourquoi ! Ce n’était pourtant pas
l’envie qui me manquait. Mais par mesure de précaution, celles où mon père
figurait, je les gardais bien cachées. A droite de mon lit, il y avait une
petite bibliothèque où j’exposais quelques vieux livres, avec pour la plupart,
des romans parlant d’histoires de famille. Mon roman préféré, celui que je
lisais tous les jours, était un cadeau de mon papa. Il ne se passait un jour
sans que je ne puisse lire au moins un chapitre. La dernière fois, j’en étais à
ma vingt-cinquième lecture. Je me décourageai à compter par la suite. Lire ce
roman m’était comme une addiction et chaque lecture me rapprochait de plus en
plus de mon père. Trêve de bavardage, rentrons dans le vif du sujet.
Tout a véritablement commencé le 18 Décembre, la veille
de mon dix-huitième anniversaire. J’étais soucieuse de ce que la nature me
réservait le jour de ma fête d’anniversaire. Car tous les ans, j’étais soumise
à une épreuve malheureuse : tantôt un ami de la famille malade par-ci, un
membre de ma famille accidenté par là. Certains appelleraient cela de la
malchance, mais pas moi ! Je n’y crois pas d’ailleurs! La peur d’affronter
l’issue de ce jour me hantait de plus en plus. Les souhaits formulés à mon
égard me rendaient hors de moi. Car ces formules traditionnelles chargées
d’hypocrisie et les vœux bourrés de faussetés m’exaspéraient de plus en plus.
Aucun geste, aussi attentionné que soit-il, en ce jour, n’était à mon goût. Il
arrive que des gens me prennent pour une jeune fille pourrie gâtée, pour qui
aucune notion de courtoisie n’a de sens. Au fond, Je les comprenais ces gens ;
vu qu’il est plus facile de juger l’autre de l’extérieur plutôt que de chercher
à comprendre les motifs de l’action de celui-ci.
Déjà 23 heures, je n’avais toujours pas sommeil. Les
idées tourbillonnaient dans ma tête. Je pensais à tout ce à quoi j’aspirais
dans ma vie. Soudain, un détail m’interpella : Les garçons ! Pour les filles de
mon âge, c’était un sujet passionnant. Moi par contre, j’étais indifférente aux
relations amoureuses. Ma vie sentimentale faisait très souvent débat dans ma
salle de classe. Certains disaient que j’étais frigide, d’autres que je n’avais
pas de vagin, et il y en a qui allaient même jusqu'à dire que j’avais été
victime de viol. J’étais là à les entendre, silencieuse. Mais au fond de moi,
je m’amusais beaucoup à les voir s’entredéchirer pour une chose à laquelle je
n’accordais guère importance.
Pour ce qui est des liens sociaux, je dois admettre que
je ne suis pas trop facile d’accès. Mon caractère fait obstacle à mon
intégration. C’est comme une sorte de handicap pour mon insertion en groupe.
Vous pensez surement que je suis une maniaque ! Mais non ! J’avais souvent
voulu avoir un très bon ami, quelqu’un sur qui je pourrais compter, qui serait
là pour moi, me soutenir, etc. Mais je n’y arrivais pas, j’avais peur. Peur
qu’un jour je ne le retrouve plus, qu’il ne veuille plus de moi, qu’il
m’abandonne au moment où j’aurais le plus besoin de lui. Non, je ne pourrais
supporter que quelqu’un d’autre m’abandonne à nouveau. Je préférais rester
seule. Pour l’heure ma seule amie était ma petite sœur. Celle-ci, en revanche,
avait beaucoup d’amies, toujours prête à faire la fête, à vivre sa vie, à jouir
de toute sa jeunesse. On était tellement opposées elle et moi que très souvent,
certains amis de maman prétendaient que j’avais été adoptée. Car il était
inconcevable que Marielle et moi soyons de même sang. J’aurais pu faire comme
les autres. Mais contrairement à bon nombre de gens qui, cherchant à prouver je
ne sais quoi, prétendent être ce qu’ils ne sont pas, j’étais incapable de faire
semblant d’apprécier la compagnie des autres pendant que je meurs d’ennuis. La vie,
en fait, m’importait peu. Au point que très souvent, je me sentais attirée par
la drogue et d’autres substances. Au pire, il m’arrivait même de penser à me
suicider. A bien y penser, je me demande bien ce qui m’en a empêchée ! Ma foi
chrétienne peut-être, qui sait ?
Certaines fois, je me demande comment aurait été ma vie
si seulement j’avais une famille normale ? Qu’est-ce qui aurait été différent ?
Je ne le saurai jamais, je crois ! L’absence de mon papa me hantait jour et
nuit. Toute mon imagination, tous mes faits et gestes, tournaient autour de
lui. L’image de l’absence de papa ruinant la vie de maman me paralysait, me
rendait incapable de réaliser quoi que ce soit sans que mon esprit n’en soit
obsédé. J’avais certes de bons projets d’avenir, cependant, mes projets
restaient figés dans ma tête. Je regardais passer le temps en marquant des pas
sur place. A l’école, j’étais toujours assise dans un coin au dernier rang,
pensive, triste et diaboliquement sur les nerfs. Ce qui m’a souvent valu le
mépris des professeurs. Malgré tout, chaque année, j’arrivais, tant bien que
mal, à passer mes cours. C’était d’ailleurs la seule chose positive que
j’arrivais à faire.
A
suivre......
Cool votre texte Dadje! Tu me fais penser à ma situation, c'est presque la même que la tienne. Je sais pas si ça me hante mais moi j'ai du laisser ce vide derrière moi depuis à l'âge de treize ans. C'est à cet âge-là que ma vie a commencé tout en berçant comme soutien la musique qui devient en ce moment ma véritable arme et amie. Comme toi je suis monoparentale depuis à l'âge de 9 mois, d'après ce qu'on me raconte. Avec les filles, j'ai jamais eu une bonne relation. Toutes mes relations finissent toujours par être cauchemardesque malgré mes efforts. Parfois on ressent bien de la nostalgie paternelle, si je peux bien employer cette expression, mais la vie continue et on doit chercher à vivre de tel que nos maux, un jour, soient enfin apesés afin qu'on puisse retrouver un sourire, une raison de vivre.
RépondreSupprimerPrince Loco
Toutes mes Felicitations les plus singulières Dad ! C'est un sacré texte exaltant le goût de la plume et présageant le germe d'une vraie érudition. Du courage!
SupprimerToutes mes Felicitations les plus singulières Dad ! C'est un sacré texte exaltant le goût de la plume et présageant le germe d'une vraie érudition. Du courage!
SupprimerFormidable! L'encre de ta plume exprime le sentiment profond de ton existence. Voilà ta belle raison de vivre.
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